Je pars demain à Bristol pour une série de concerts… j’adore dire ça j’ai l’impression d’être un musicien sur la route. Mais je suis un musicien sur la route sauf que je ne fais pas de musique ! Ma vie est une vie de vagabond musical c’est certain ! C’est marrant parce que je viens d’un univers, le cinéma, qui n’est pas un univers très nomade ni spontané. La spontanéité est à l’opposé du milieu du cinéma. Et c’est la spontanéité que j’ai voulu retrouver dans ma manière de vivre, clairement.
Ecoute, moi, cher Sully, qui suis-je ? Je dirais que je suis un être en mouvement. Un être pour qui la mutation, la métamorphose, l’évolution, l’expérience qui nous amène à changer est au cœur de la pratique. Vincent Moon est un pseudonyme que je me suis attribué il y a environ 25 ans déjà. Un petit quart de siècle c’est pas mal. Ça m’a permis de développer un travail personnel autour des images et de la musique. C’est un nom qui pourrait être rapidement défini comme étant celui d’un cinéaste musical mais effectivement avec certaines spécificités liées à ma volonté de faire beaucoup avec très peu. C’est ce qui m’a toujours animé, cette sensation, cette nécessité. Quand j’ai commencé à faire des images au tout début du XXIème siècle, je me suis dit qu’il fallait faire à tout prix avec peu de moyens. Vivre dans une certaine économie du pauvre pour permettre une certaine esthétique d’intimité. Je me suis toujours intéressé à ça, à l’image comme un processus de subjectivité intense et de briser toute mise à distance. Pour résumer ça, Vincent Moon est un personnage que j’ai construit depuis pas mal d’années et dans lequel je me suis finalement bercé et avec qui aujourd’hui je m’amuse. Vincent Moon est un cinéaste nomade qui a envie à travers ses images de rendre les choses plus proches.
D’emblée, j’ai été bouleversé par la musique, c’est le langage artistique qui m’a toujours fasciné sans que jamais je ne m’en lasse. Je continue à découvrir énormément de musique à travers le monde. Si un jour l’envie te prend de vouloir mener une vie de voyage, je te conseille deux sujets : soit la nourriture soit la musique. Ce sont deux choses que l’on va retrouver dans tous les coins du monde. Aux quatre coins du monde on va retrouver une pratique musicale liée à la manière dont on vit ensemble et ça a été pour moi un axe de recherches merveilleux et extrêmement enrichissant. C’est ma manière de vivre le monde. La musique m’est apparue comme un axe de recherche fondamental sur le « comment vivre ensemble ». C’est un langage artistique sui est mondialisé depuis l’aube des temps. A l’opposé du cinéma, le langage cinématographique avec j’ai lequel j’ai grandi, est un langage extrêmement européen, très centré sur lui-même et qui a parfois oublié que d’autres regards existaient, que d’autres façons de faire des images existaient. Ça m’a intéressé de mettre ma propre culture visuelle en contre-balancement d’autres approches qui viennent d’autres endroits du monde.
Ce n’est pas forcément regarder la qualité de ce qui est dans l’assiette qui m’intéresse le plus mais de voir si c’est une expérience qui dépasse le cadre, si ça touche à l’environnement dans lequel tu manges. C’est ça qui m’intéresse, voir la qualité de la communauté autour de la nourriture qui m’est servie.
Il est un peu difficile pour moi d’éviter la question japonaise dans la cuisine. C’est probablement l’endroit où l’acte de manger m’a le plus bouleversé. Il y a un aspect presque magique, ritualisé du rapport à la nourriture. C’est un pays assez étrange qui a poussé un peu à bout un rapport esthétique au monde très cohérent. Tout semble à un certain niveau de perfection. Donc le rapport à la cuisine dans ce cadre-là est extrêmement poétique.
Non mais la prise de risque pour le coup me parait fondamentale, et au-delà de la nourriture, j’aime profondément me confronter à des zones de risques, pas forcément en mangeant du poisson peut-être empoisonné mais en ayant une vie où j’évite les endroits de confort. C’est aussi dû à l’endroit où j’ai grandi, le XVème arrondissement de Paris, je ne viens pas d’une famille bourgeoise mais j’ai eu un mode de vie jusqu’à 17, 18 ans, un peu renfermé sur lui-même, sans vraiment de risques extérieurs. Alors je me suis mis en mouvement, j’ai voulu aller chercher un peu plus loin, me positionner dans un rapport un peu plus risqué au monde, qui m’a toujours animé.
Mon premier grand voyage c’était en Russie, j’avais 19, 20 ans, je suis allé prendre le Transsibérien avec un ami et ça a été un voyage bouleversant., très formateur, une perte de sens, un voyage mystérieux car on s’est retrouvés dans un autre univers qu’on ne comprenait pas. Je pense que cette incompréhension m’avait paru fertile, importante à maintenir. Dans une société qui est tellement claire et clarifiée, tellement mise au point, où il faut toujours être clair dans ce qu’on dit, dans ce pour quoi on s’engage… assez rapidement je me suis rendu compte que mon rapport au monde s’exerçait plus dans une sorte de mystère. J’aimais bien justement ne pas toujours comprendre ce qu’il s’y déroulait. Parce que quand je ne comprenais plus alors ça mettait quelque chose en marche chez moi, qui était de l’ordre de l’imaginaire. Ça arrange le système en place qu’il n’y ait pas de mystère. J’aime le mystère et je pense que ça se retrouve dans mes films, qui essaient de maintenir un rapport à l’étrange. Cette étrangeté-là me parait nécessaire si elle est bien traitée.
J’ai beaucoup lu à une période. J’ai beaucoup lu, regarder, écouter autour de mes 20 ans. Ma passion poétique s’est déroulée dans un temps très court entre 19 et 26 ans en gros, où j’ai voulu tout voir, tout écouter sur le monde. Alors je n’ai pas tout compris sur le monde, j’ai plutôt fait une sorte d’overdose d’informations qui m’a permis de développer un langage qui m’était propre, un grand remix de tout ce qui me traversait, dont évidemment beaucoup de lectures. Les lectures qui m’ont principalement fondé sont des lectures d’une certaine poésie radicale française. Je suis retombé sur une exposition autour des surréalistes, notamment Lautréamont, le Comte de Lautréamont, ça m’avait renversé, la radicalité, la folie. Ce qui m’avait aussi intéressé était le côté méconnu de son œuvre. Il était complétement inconnu de son vivant. J’ai toujours été fasciné par les outsiders.
Voilà exactement, quoique Artaud était déjà célébré, tellement célébré que je ne m’y suis pas tant attardé. Je me suis plongé dans des choses plus rares comme Chris Marker au niveau du cinéma. Après ce qui m’a beaucoup marqué au niveau littéraire, ce sont aussi des lectures politiques. Notamment les situationnistes. Ça a été la base de ma réflexion sur le monde, il y a de la dérive, de la psycho-géographie, une forme d’anarchisme poétique. C’est ça qui m’a plu et je continue de m’y réabreuver. Cette manière de créer un espace d’engagement qui ne se déroule pas frontalement. J’ai des convictions politiques assez radicales mais je n’ai jamais voulu les mettre en avant de manière didactique, j’ai voulu les noyer dans un langage poétique envers le monde qui s’est dévoilé dans un langage d’images et de musique. Ces lectures ont été fondamentales pour moi à cette époque, cette poésie radicale, anarchiste. Ça m’a formé beaucoup plus que d’autres grands classiques. Et je t’avoue qu’aujourd’hui je lis très peu, simplement car ce n’est pas le moment pour moi, mais je suis constamment entouré de poésie. Là je te parle depuis la maison de mon ami Arthur Larrue à Lisbonne, qui est un super écrivain, publié chez Gallimard. Je m’abreuve de littérature en parlant avec lui (rires).
Clairement, oui. Consciemment ou inconsciemment. Esthétiquement, mes références au niveau visuel, je peux aussi te citer le sombre de Philippe Gandrieux. Caméra au poing etc. La présence de la caméra y est tellement subjective, tellement puissante, c’est un choc par rapport à la manière de filmer aujourd’hui dans le monde du cinéma. Aujourd’hui les images se ressemblent toutes, à un niveau absolument inouï. Au niveau du cadre et du montage… c’est dingue à quel point on s’est tous retrouvés à dévoiler le monde via le même rapport de forme. C’est à mon avis une impasse grandiose, terrible pour nos imaginaires. Complètement appauvris, on pourrait me dire le contraire en me parlant du nombre de sujets traités, de la diversité. C’est vrai mais l’approche formelle est niée, il y a une sorte de « monoforme », comme l’a dénoncé quelqu’un que j’aime beaucoup qui est Peter Watkins qui est très radical, moins formellement que dans son acte de penser une image. C’est vraiment passionnant, si tu regardes son travail sur La Commune, qui est son chef d’œuvre, un film extraordinaire où les participants, figurants, acteurs, sont mis à contribution dans les squares de manière personnelle, c’est vraiment fascinant. Avec une vraie conscience de ce qu’est une image aujourd’hui. Ça m’a beaucoup intéressé car mon travail est très subjectif, dans les couleurs, le mouvement. Être dans le partage autant que possible sans que ça soit un travail intellectuel sur le moment. Mon travail est une volonté de mettre à distance sur le moment le processus intellectuel pour en arriver à un processus sensoriel et de magie. C’est le chemin que j’ai pris à travers mes recherches sur le Sacré et l’engagement dans le monde psychédélique etc.
Oui j’aime bien ces différents niveaux de lecture où tu n’as pas qu’un premier plan, j’aime aussi ce background qui devient autant que possible le lieu de narration pour le spectateur et que tout se mélange. Tu perds ce rapport hiérarchique des formes. C’est ce qui m’intéresse, d’un coup la musique se perd dans un espace et retrouve son rapport de jeu avec son espace social. C’est aussi revenir aux origines de la musique, elle vient d’un rapport social, à un environnement. La musique n’a jamais existé coupée du monde si ce n’est que récemment dans un enregistrement studio, ce qui est finalement assez récent.
Et ça me fait grand plaisir !
Wow, merci beaucoup. Merci beaucoup.
Surement (rires). Après le nom Vincent Moon, il vient d’une autre histoire, une histoire de Borges et de son livre fictions qui est un personnage passionnant.
(rires) je suis quelqu’un qui n’a pas grandi dans un univers artistique. Une famille très simple. Qui ont eu des jobs très simples, rien de poétique. J’avais vraiment cette donnée inconnue pour moi qui était la poésie du monde, je n’ai pas écouté de musique jusqu’à l’âge de 17, 18 ans, j’étais éloigné de tout ça. Mathieu Saura vient de ça, d’une innocence et de découvrir les choses un peu tard et d’avoir envie de combler ce retard.
(rires) c’est exactement ça, c’est vrai que le pseudo n’est pas clair, il s’appelle vraiment Vincent ou il s’appelle Mathieu ? J’aime ce trouble-là, je m’appelle pas Luke Skywalker quoi (rires). Effectivement il y a ce léger questionnement sur la réalité qui est assez marrant, c’est joli merci, tu fais bien de le noter.
(rires) carrément, ce léger décalage avec le réel, je pense qu’il porte aussi ses fruits en termes de résistance, ça serait une longue discussion à avoir sur la résistance aujourd’hui… en fait je crois que pendant quelques années j’ai flippé d’avoir mis de côté ma lutte politique. Et en fait je me suis rendu compte que j’étais toujours engagé car j’avais intégré mes idées dans ma manière de vivre et j’ai toujours fait à ma manière donc si, l’acte de résistance est toujours là, et ça m’a rassuré (rires).
Ah oui c’est vrai (rires). J’ai eu la chance de grandir dans un univers très peu culturellement marqué. C’est-à-dire que mes parents ne m’ont pas ouvert à des formes artistiques mais ne m’ont pas ouvert non plus à des formes religieuses. Je n’ai pas été baptisé, attends excuse moi je fais un petit mouvement sous la pluie là… Je n’ai pas eu de problématique ni de trauma par rapport à la religion. Je baisse un peu la voix car je passe devant mon ami écrivain en pleine concentration… excuse-moi. N’avoir aucun lien avec la religion m’a permis ensuite de pouvoir me promener gaiement entre églises, mosquées et temples sans avoir de violence marquée plus ou moins par rapport à ça. J’ai développé une légèreté mais j’ai plongé dans l’acte spirituel, et dans un rapport physique au monde. Ce ne sont pas les textes mais plutôt des sensations qui m’ont permis de faire ça. Pour quelqu’un qui était très rationnel comme moi, la pratique shamanique via les plantes a été un accélérateur et m’a permis de briser les portes et d’aborder d’autres formes de transes et de lumières. La première expérience psychédélique que j’ai fait c’était en Colombie. Tu intègres la chose tellement profondément en toi, dans tes pores, tout est envahi dans cette rencontre avec les plantes. Tout ton corps est envahi et je pense que ça ne m’a jamais lâché depuis.
Commune à tout le monde c’est un peu difficile, commune à tous les gens que j’ai aimé peut-être. Laisse-moi réfléchir… par rapport à mon mode de vie qui est en improvisation totale. En tout cas il faut essayer d’être autant que possible adaptable à l’évènement qui vient, au réel. Quand tu es à l’opposé de la société telle qu’elle s’est mise en place aujourd’hui, qui n’est absolument pas adaptable, qui est juste un énorme paquebot. Aujourd’hui il y a une immense nécessité, écologique notamment et l’impossibilité de changer la donne tu vois… on est pris au piège dans une inertie générale. C’est d’ailleurs une très bonne réflexion qu’avait eu un chef indigène que j’avais rencontré au Brésil qui disait que nous allions droit dans le mur et incapable de nous adapter. Dans ce sens-là, une qualité fondamentale que j’aime retrouver chez les gens et que j’essaie de faire preuve autant que possible, c’est la disponibilité. Être disponible au monde c’est quelque chose de très simple en fait, mais très compliqué aujourd’hui. Il y a des sociétés où les gens sont extrêmement disponibles. C’est important pour moi de développer un mode de vie où tu es en constante disposition. A la surprise, à la rencontre, à l’inconnu. C’est une qualité fondamentale que je retrouve chez mes êtres humains favoris.
Oui oui, c’est vrai c’est une belle manière de voir les choses, dépouiller, arriver au cœur.
Oui, je suis joyeux. La joie, l’enthousiasme doivent être partagés. Chaque jour est un nouveau jour. Je me réveille très rarement au même endroit tous les matins. C’est tellement beau. C’est fondamental, ce qui m’intéresse est de maintenir cet enthousiasme au monde, faire revenir cet état d’enfance. D’ouvrir grand les yeux.
Merci infiniment putain. A bientôt, compte sur moi. On est ensemble.
Propos recueillis par Aneeway Jones, à Tunis, le 14 avril 2025
Droits photos: Vincent Moon